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Significance of Sartre’s Posthumous Works and Inédits: A Comprehensive Exploration

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1De⁤ Sartre, on connaît le cinglant ​mépris pour les ⁤complaisantes⁤ postures de la postérité : « Nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel et ⁤nous n’avons que faire‌ d’une réhabilitation posthume ; ⁣c’est ​ici même et de notre​ vivant que⁢ les procès ⁢se ‍gagnent ou se perdent1 » ⁤(Sartre, 1948, p. 14‑15). L’écriture « engagée » se doit d’être avant⁤ tout écriture ⁤du présent et⁢ pour⁢ le présent.⁣ Aussi bien, mettre en procès le‌ leurre de la vocation littéraire réclame ‍de mettre à bas l’illusion de l’immortalité. Liquider cette religion de substitution, c’est‍ donner tout son sens à l’insupportable mort de‍ Dieu, c’est miser tout sur un ⁣authentique athéisme littéraire. L’indifférence de Sartre au destin posthume⁣ de son œuvre,⁣ qui pourrait n’être ‍qu’une coquetterie d’auteur, s’inscrit donc⁤ dans une exigence maintes fois réaffirmée,‌ des Carnets‍ de la drôle de guerre de 1939 et 1940⁣ aux entretiens⁤ avec Michel Contat ⁤dans les années soixante-dix, en passant, bien entendu, par ​ Les Mots. C’est dans le récit⁣ d’enfance, précisément, qu’on ‍lit ces lignes, dont l’ambivalence n’échappera à personne :​ « Que ⁤mes congénères⁣ m’oublient au‍ lendemain de mon enterrement, ​peu m’importe ; tant qu’ils⁢ vivront, je les hanterai, insaisissable, innommé, présent⁣ en chacun comme sont‌ en‍ moi des milliards de trépassés que j’ignore et que je‍ préserve de l’anéantissement ‍ […] »‍ (Sartre,​ 2010, p. 136)

2Hanter les vivants sans céder, pour autant, à la tentation du procès en appel : c’est toute​ l’ambiguïté d’un Sartre lui-même hanté par sa quête la ⁣plus archaïque, la quête‌ du Salut, et qui ne ‍méconnaît ⁤nullement les pièges de sa propre mauvaise foi : « Je prétends sincèrement ‍n’écrire que pour mon temps mais​ je m’agace de ma notoriété présente : ce n’est pas la gloire puisque je ⁢vis et cela suffit ‌pourtant⁢ à démentir mes vieux rêves, serait-ce que je les nourris ⁣encore secrètement ? » (ibid., ‍p. 138)

3Hanter les vivants : c’est ​précisément ce à quoi s’emploie​ l’œuvre sartrienne depuis la mort de ‌l’écrivain en 1980, au point que l’auteur, graphomane ⁣polygraphe, semble, d’outre-tombe, être resté obstinément fidèle‍ à la devise Nulla‌ dies sine linea2. On connaissait​ déjà la place centrale qu’occupe dans cette ⁣œuvre le caractère d’inachèvement : les dernières‍ lignes de L’Être et le Néant renvoyant ⁤à l’élaboration d’une « morale » jamais menée à bien ; le projet d’un dernier volume de L’Idiot de la famille sur‍ le style de Madame Bovary, que l’auteur, malade, laissera à l’état‌ de ‍notes et⁣ d’ébauches3 ; ⁤ou encore ⁣l’inachèvement du cycle romanesque des Chemins ⁣de ⁢la⁣ liberté ⁣ dont le quatrième volume, ​ La Dernière Chance, sera abandonné. C’est peu dire que Sartre aura fait de ‌l’écriture‌ un mouvement perpétuel, mû aussi bien par la nécessité de s’arracher à soi-même que par un principe​ d’abandon et de​ rebond sans fin.

4Si la​ catégorie ‌des inédits sartriens a atteint une telle ampleur depuis⁢ 1980, faisant de ses œuvres‌ posthumes un‍ véritable work in ‍progress4, ​c’est certes d’abord dans cette tendance‍ marquée à l’inachèvement​ qu’il faut chercher ⁢l’explication ⁢la plus simple. Ainsi, les six cents pages de notes prises ‍en 1947 et 1948​ sur la morale et l’Histoire, aussi bien aboutissement que dépassement de L’Être et le Néant de 1943, sont publiées en 1983 sous⁣ le titre‍ Cahiers pour‌ une morale,​ tandis qu’un second volume ‌de ‍la​ Critique ⁣de la⁢ Raison dialectique paraît en 1985, conformément ⁤à ce que Sartre avait lui-même anticipé⁤ dans Situations X :

Publiés après ma mort, ces textes restent inachevés, ​tels qu’ils sont, obscurs, puisque j’y formule des idées ‌qui⁤ ne sont pas‍ toutes développées. Ce sera au lecteur d’interpréter où elles ‌auraient pu me mener. […] Si je disparais, ces ‌textes​ restent comme ils étaient vraiment dans ma vie, et les ‌obscurités demeurent, ‍même si elles n’étaient⁢ peut-être​ pas des obscurités pour moi… (1976, p. 208)

5De​ même, les ⁣notes prises pour un dernier ‌volume de l’étude⁣ sur Flaubert‌ sont publiées⁣ en 19885, tandis que ⁢des fragments du ⁤roman La Dernière Chance sont‌ publiés dès 1981 dans l’édition des Œuvres romanesques ⁢ en Pléiade6. ⁤Enfin, et peut-être surtout, ont été publiés en 1991‌ les fragments d’un roman⁣ inachevé, La Reine Albemarle ou ‍le dernier touriste, une œuvre présentée par Simone de Beauvoir, dans​ La Force des choses, comme « La Nausée de son⁢ âge mûr7 ».

6Pour autant, ⁢la masse impressionnante des œuvres posthumes⁣ dépasse, et de ⁢loin, la tentative de combler les vides et les lacunes de textes déjà publiés ​du vivant de ‍l’écrivain-philosophe. Ainsi, et sans souci d’exhaustivité, on doit retenir des textes essentiels, appartenant à ​des genres différents, et qui ont modifié en profondeur tant le regard porté sur l’évolution de la pensée sartrienne que les ​dimensions et la physionomie mêmes de cette œuvre : le Scénario Freud (1984), texte ⁤du scénario écrit par Sartre à la demande du cinéaste américain⁤ John Huston‌ pour‍ le film Freud, passions secrètes (1962) et qui est l’occasion pour l’auteur ‌de se confronter à la psychanalyse freudienne et à sa propre représentation ‌de ​la figure du Père8 ; les Carnets de la drôle de guerre ([1939-1940], 1983), ce « journal intime » tenu par un Sartre aux ⁤armées,​ jeté dans l’Histoire, véritable laboratoire tant​ de L’Être et le Néant que des Mots, et ​qui⁣ réserve encore bien des surprises, puisque cinq seulement⁤ des‍ quinze carnets rédigés, puis, en 1991, ​un sixième, nous sont à ce jour parvenus ;⁣ à quoi s’ajoutent, dans le genre ⁣de l’écriture intime,⁢ les huit cents pages des Lettres au Castor et à quelques autres (1983) qui révèlent le talent épistolaire de‌ Sartre et livrent un⁤ témoignage de première valeur​ tant sur‌ le ⁢couple⁣ qu’il forme avec Simone de Beauvoir que sur le‍ « jeune Sartre », avec les lettres adressées dès⁢ 1926 à Simone Jolivet.

7Et c’est précisément sur ce « jeune Sartre » que‍ les inédits ont jeté une lumière nouvelle et déterminante – ceux que Sartre pouvait désigner face à Michel Contat comme

[…] les inédits‍ qui ​sont​ complètement morts, comme ‌ces écrits de ⁤jeunesse que vous donnez dans la Pléiade et où je​ ne me reconnais même pas, ou plutôt, je ​les reconnais​ avec ‍une sorte⁢ de surprise, comme les‌ textes d’un étranger qui m’aurait‍ été familier il y a très‍ longtemps (1976, p. 208)

8Ce sont ⁣essentiellement⁢ les Écrits de jeunesse (1990) établis par Michel Contat​ et Michel Rybalka, qui comportent ‍des​ textes aussi cruciaux pour le développement de l’écrivain que son premier roman, Une défaite, vraisemblablement écrit en ​1927, ou encore le conte L’Ange du⁤ morbide, écrit à dix-sept ans, sans oublier le passionnant‌ Carnet‌ Midy sur lequel, en 1924, Sartre, élève de khâgne, inscrit ses réflexions en ⁢respectant l’ordre⁢ alphabétique imposé‌ par le carnet ⁤lui-même. Cet ensemble‌ de ​textes rédigés entre l’adolescence​ et ​le début des annéesDans ‍cet extrait,‍ l’auteur ⁣discute de la ​relation entre la littérature et ‌la philosophie chez Sartre. Il souligne que Sartreux ans après ‍la mort de Sartre, une enveloppe contenant 313 feuillets de notes plus ou moins ⁢rédigées pour des‍ conférences prononcées au Havre, charge à⁤ elle de les photocopier et de les lui rapporter le soir même.

13Ces Conférences du Havre sur le roman, publiées par l’équipe Sartre ​de l’Institut des ‍textes et manuscrits modernes (ITEM), apportent un éclairage crucial ‌à la question de la genèse de‌ l’œuvre littéraire, même si⁣ le texte de ces notes ⁢prévues pour une⁤ présentation ​orale ⁤« ne saurait […] ⁢être considéré comme un quelconque ‍chef d’œuvre‍ méconnu », mais comme la découverte d’une‍ « boîte à outils » (p. 612), en somme l’occasion de pénétrer Sartre dans ⁤ses coulisses,⁢ dans le laboratoire d’un écrivain encore inconnu et qui,⁤ lecteur de romans, ⁣contraint de sortir de ses propres impasses, s’emploie ⁤lui-même à devenir ce ‌romancier « moderne » qu’il‌ s’enjoint d’être.

14On ⁤connaissait l’existence de ces conférences par les​ entretiens de Sartre avec Beauvoir.⁤ Évoquant sa découverte de la littérature la plus moderne et expérimentale, Sartre se souvient :

Et j’ai⁤ même fait⁤ une conférence sur Joyce au ⁢Havre : il y avait une ⁣salle où les professeurs faisaient des conférences payées.‍ C’était arrangé par la⁢ municipalité et par la bibliothèque. Et j’ai fait des conférences sur les écrivains modernes aux ⁢bourgeois du Havre, qui ne ⁤les connaissaient pas (Beauvoir, p1981,⁢ p. 282).

15Cette salle,‍ c’est l’espace cédé à ⁢la municipalité du ‍Havre ​par une société chorale, la Lyre havraise, afin d’organiser des manifestations​ culturelles (conférences, concerts, représentations théâtrales…). Pour ces‍ conférences, la ville fait appel aux professeurs du Lycée : Sartre,‌ qui a alors vingt-sept ans et s’est vu refuser ‍un ⁢poste de ⁢lecteur au Japon, ‌est nommé professeur au lycée François Ier ⁢du Havre en mars 1931 – poste qu’il conservera jusqu’en 1936.

16Comme le relatent Anne Mathieu et Julien Piat,⁤ Sartre ​prononce un premier cycle de ⁤conférences, de novembre 1931 à janvier 1932, ‌sur le thème de « L’individu dans la littérature contemporaine », ⁢puis,⁣ de novembre 1932 à février‌ 1933, un nouveau cycle​ de cinq⁣ conférences⁢ consacrées à « La technique du roman et les ‌grands courants​ de la pensée contemporaine »13. Ces dernières sont les seules dont nous ⁤disposions à ce jour. ‌Une ⁢ou deux conférences introductives (36 feuillets) développent ​un ⁢panorama de l’histoire⁣ du roman,⁢ du xviie siècle au début du‌ xxe siècle. Selon l’analyse de Gilles Philippe, leur fonction, essentiellement pédagogique, est de ⁣tenir lieu de « prologue à l’état des ⁤lieux du roman contemporain qui était l’objet premier⁢ de la​ série de conférences », obéissant ainsi à « une téléologie clairement assumée : on y assiste à la construction progressive d’un genre qui ‍atteint au début du xxe siècle sa pleine ⁣maturité » (p. 3014).

17Suivent quatre ensembles de textes​ consacrés à « Quelques techniques particulières ». Le premier est une étude du⁤ roman d’André Gide publié six ans plus tôt, Les Faux⁤ Monnayeurs,‍ à l’égard duquel‍ Sartre se montre à la fois laudateur et ⁣critique. D’emblée, Sartre se saisit‍ de ⁤cette œuvre pour penser le roman en tant​ que tel (« Il est très‍ important pour comprendre Les Faux⁣ Monnayeurs de ⁣rechercher ⁢pourquoi‌ roman », p. 36) et ⁤pour comprendre sa spécificité en confrontant‌ la notion gidienne de ‍« roman⁣ pur » à‍ l’histoire du roman (« En somme, Gide‍ a posé le problème de la vérité dans l’art d’une‌ façon peut-être un peu vieillie », p. 43), tout en distinguant roman et « récit » :

Dans le roman il n’y a‌ pas ⁤un, ​mais une infinité de points de ‍vue. ​Le ‍roman ‍doit être un univers.​ Le lecteur doit être déplacé constamment,⁣ et⁢ contraint de​ tourner autour des ⁤événements⁢ et des‍ hommes pour ⁣épouser successivement une multitude de points de vue différents. (p. 38)

18Ces idées ​trouveront leur application⁢ dans⁢ La Nausée ⁣ et, davantage encore ‍peut-être, dans ‌le ‍cycle des Chemins de la liberté. De même, lorsque Sartre ​insiste sur des personnages gidiens responsables de⁤ leurs ⁣actes, il en vient à affirmer un élément essentiel de son credo à venir :⁢ « On peut penser ce qu’on veut ⁤du déterminisme, le genre roman exige que ​les personnages ‍soient libres » (p. 51), formule que⁢ l’on retrouvera, notamment, au⁤ cœur de⁤ son‌ article sur Mauriac15.

19Le⁣ second ensemble de notes ‍est consacré au ⁢roman d’Aldous Huxley, Contrepoint, dont‌ la traduction⁣ française a paru en⁢ 1930. Sartre ‌y approfondit sa conviction que​ le roman « doit être un univers », en précisant son ​interrogation : « Quelle est ‌la technique qui convient​ pour traiter d’un univers ​entier dans un seul roman ? » (p. 62) Ce qu’il désigne comme un « élargissement du roman » ‍lui apparaît à l’œuvre chez ‌Aldous Huxley (qui aboutirait cependant à ⁤un piètre échec) et chez Virginia Woolf. Il le conduit à « l’idée de totalité concrète », ‌idée dont Sartre n’hésite pas à affirmer : ​« Voilà ce que doit être un roman. » (p. 63)‌ Dans Contrepoint, ⁢« roman cosmique »,‍ Sartre trouve la question qu’il‍ se pose lui-même et qui sera au cœur de La Nausée : « le rapport du roman ‌avec ⁤la réalité » (p. 67).

20Le troisième ensemble, le plus développé, est l’analyse de la technique du monologue intérieur : il ⁤s’agit de ⁤prendre toute la mesure de « l’importance‌ de cette modification‌ technique » (p. 77)‌ qui rend compte, en premier ‍lieu, de ce ⁣que « le monde est⁢ notre représentation » (p. 78). Sartre​ étudie Les Lauriers⁤ sont coupés, roman publié en​ 1877 par Édouard Dujardin, qu’il qualifie⁤ de « tentative timide, très⁤ incertaine » (p. 81). Il ⁢en vient⁢ ensuite à l’Ulysse (1922)‍ de Joyce, dont⁢ le projet ne peut ⁤que le séduire : « faire entrer tout dans un roman » (p. 85), et qui complexifie le procédé de Dujardin :‍ « En effet, il n’y a pas un monologue‌ intérieur mais d’innombrables… On saute‍ même d’un monologue intérieur à ‍un autre… Il y a même à⁢ un endroit fusion de plusieurs monologues. » (p. 89) Viennent enfin deux romans⁢ de ⁤Virginia ⁣Woolf, Mrs. Dalloway (1925),⁣ dont la traduction française a été ​publiée ⁢en 1929, et Les ⁣Vagues (1931),⁤ dont la première traduction n’a paru qu’en 1937 et qui ‍a⁢ certainement requis, pour Sartre qui n’était pas anglophone,⁢ une traduction par Simone de Beauvoir. Aux yeux du conférencier, ⁤la romancière anglaise tente un dépassement des‌ apories auxquelles s’est heurté Joyce : « Le‌ problème de l’art,⁢ Woolf va le poser nettement​ sous l’influence⁢ de Joyce : l’œuvre ⁢d’art est une certaine intégration de l’univers… L’objet de l’art, c’est le monde sensible, ce ​monde divers, fuyant ⁣et‌ que⁣ nul ne peut cerner. » (p. 98 et 99) Surtout, Les‌ Vagues sont la ​représentation de l’idée ⁢selon laquelle⁢ « la conscience… n’est ‍pas⁤ le centre du ⁣monde » (p. 103), ce qui conduit à une mise en cause​ de la ‌notion‍ même d’identité : « Virginia Woolf, poursuivant ses réflexions sur l’identité ‍personnelle peut conclure que cette identité n’existe pas. » (p. 104)

21Le quatrième et dernier⁢ ensemble de textes traite le « problème du rapport de l’individu et du groupe » à travers l’étude des Hommes ‌de bonne volonté (1932) de Jules Romains et ‌de romans de ⁣John⁣ Dos Passos, essentiellement Manhattan Transfer (1925), traduit en 1928, et ‍ Le 42e parallèle (1930), dont la traduction ⁣française ‌paraîtra quelques mois plus tard, ‌nécessitant là⁢ encore l’aide de Simone de Beauvoir. Il s’agit pour Sartre ⁢de montrer comment le roman contemporain ⁣envisage, après un ⁢Balzac ou un Zola,‍ la manière dont « on pouvait intégrer⁤ l’individu dans la société et dans quelle mesure chaque individu était susceptible de servir de symbole au type d’homme ou à la classe dont il faisait partie » (p. 121). En somme, il s’agit ​de‌ dépasser l’individualisme ‌par un roman‌ nouveau, que Jules Romains⁢ appelle⁢ « unanimiste »​ et dont Sartre formule l’exigence : certes, « le romancier doit continuer ​à traiter d’individus comme il a toujours fait », mais « tout son art doit⁢ viser à nous ​faire sentir à chaque⁣ instant derrière l’individu la⁤ formidable puissance du groupe » (p. 125). ⁢Tentative ​ratée dans Les⁣ Hommes de bonne volonté ⁣ puisque le⁢ caractère des‌ personnages « ressortit à la psychologie individuelle que Jules Romains veut écarter » (p. 143). De là, ‌« un roman ⁤petit-bourgeois socialisant ⁣et ‍qui a eu un succès petit-bourgeois…‌ Juste frondeur comme il⁣ faut : voilà​ pourquoi il plaît. » (p. 147), ‍comme l’explique Sartre… devant « les​ bourgeois du Havre16 ». Au sujet de Dos Passos, les ‍notes de ​Sartre sont peu rédigées et leur compréhension ne peut être que parcellaire. De fait, elles renvoient ⁤le lecteur aux analyses⁢ sur ‍cet auteur que Sartre ‍mènera ⁢à bien ​quelques années plus tard17. Quant à la​ brève ⁤« conclusion générale », elle achève sans achever et ‌propose des vérités qui trouveront leur​ prolongement, notamment ⁣dans les​ réflexions de ⁣ Qu’est-ce que la littérature ? :

Un ⁢roman ne doit pas être l’époque telle que l’écrivain⁤ la subit, mais​ l’époque repensée, recréée ⁣selon les‌ mois de la profondeur esthétique… Il ​faut​ espérer que les grandes ‍innovations techniques de ces dernières ⁤années⁤ seront utilisées comme moyens non⁣ d’investigation​ et de compte rendu ​fidèle de ‌la réalité, mais comme moyens esthétiques n’ayant d’autre‍ fin que le Beau. (p. 162)

22Ce rapide aperçu aura commencé⁤ de le montrer, ‌il est possible de ​tirer de ces conférences quelques ‍traits d’ensemble, qui en disent long sur⁤ le⁢ Sartre du début des années trente. Un Sartre lecteur, d’abord : lecteur non plus seulement ‍des classiques ⁢connus depuis l’enfance, ‍et auxquels l’aurait attaché une forme de « provincialisme littéraire » dû aux années⁢ d’adolescence passées à La Rochelle (ce⁣ qui ⁤l’oppose ‍à son camarade Paul Nizan qui, lui,​ est resté ‌à Paris), mais dont s’affirme désormais‍ la volonté de penser la⁣ littérature la plus‍ immédiatement contemporaine. Ainsi, l’ambition de Sartre semble être de faire le point sur la situation du ⁢roman en 1932. L’ouvrage le plus « ancien » ‌traité par l’auteur est en effet Les​ Faux Monnayeurs, qui⁢ ne date​ que de 1925, et le‍ conférencier s’emploie ‍à commenter des romans⁢ anglais (Woolf) et américains (Dos Passos) ⁢dont la traduction française n’est,⁤ on l’a​ vu, pas encore disponible.‍ Cet attachement à la littérature ⁤de son temps, comment ne pas‌ y voir​ celle-là ​même qui fera l’exigence singulière placée au cœur même de la théorie de l’engagement présentée dans le premier numéro de la revue Les Temps modernes ?

23De même, l’assimilation positive de ‌la modernité – du présent et de l’avenir⁢ du ⁣roman – et de la ⁢littérature anglo-saxonne,‍ qui a pour contrepartie l’assimilation critique du roman ⁣français et ⁢du passé, ⁣d’un classicisme technique dépassé ​– double stratégie ​à l’œuvre dans les essais critiques postérieurs –, sont déjà mises⁤ en place par ces conférences. Celles-ci ⁣réservent en effet l’analyse la plus‍ élogieuse‌ à Woolf, Joyce ou Dos Passos,​ la plus nuancée à⁤ Gide, la plus négative à ​Jules Romains. Les formules assassines par lesquelles Sartre règle son ​compte aux Hommes de bonne‌ volonté ​ de‌ Jules Romains (« Ce roman est ‍complètement manqué et ne réalise aucun des grandes ambitions de son auteur. ») ont ⁤déjà quelque chose⁤ de la⁤ verve assassine du‌ pourfendeur des romans de​ Mauriac18.

24Comme le remarque Simone de Beauvoir dans ​les ⁤entretiens de 1974 déjà cités19, ​les conférences ‍du‍ Havre annoncent donc très ⁤directement les⁣ essais critiques repris, en 1947, dans le premier volume‍ des⁢ Situations, dont certains ⁢parmi les plus⁢ importants sont publiés seulement‍ quelques années plus tard dans la N.R.F., essentiellement en 1938 ⁢(l’étude de Sartoris ⁤ de Faulkner ‍et de 1919 de Dos⁣ Passos) et en 1939 (l’analyse de la temporalité⁤ dans Le Bruit et la ⁣fureur de Faulkner, ou encore le cruel « M.⁢ François Mauriac ⁤et‌ la liberté »). Dans ces textes fameux, on retrouve ⁣ce que le Sartre du Havre commence de mettre en place et⁢ qui fera son approche singulière du roman : à commencer par la conviction que les techniques ​romanesques sont l’expression de représentations morales et philosophiques, et que se dévoilent donc à travers elles la pensée d’un ​auteur. C’est en somme ce qu’il formulera peu après par ces ⁢mots célèbres : ​« Une technique romanesque renvoie toujours ⁣à la métaphysique ​du romancier » (Sartre, 1978, ⁤p. 76). C’est ainsi‌ à l’étude de⁤ « quelques techniques particulières » ⁤que ‌le Sartre du Havre ‌affirme ⁣d’emblée vouloir s’attacher, raison ⁢pour ⁤laquelle il⁤ présente⁢ les romans‍ de Gide et de Huxley comme « deux ​essais pour ⁣définir ‌dans ​et par ⁢un roman la technique du roman » (p. 35).

25Ainsi, nous n’oublions pas que le Sartre⁤ des conférences du Havre poursuit ‍simultanément‍ l’écriture ‍de son⁤ premier roman, La Nausée. Ce roman ⁢se présente lui-même comme un exercice complexe et ⁤assez largement inédit, qu’il faut donc inventer : ⁤représentation d’une pensée philosophique (qui ⁤relève de ce ⁤que Sartre désignait comme son « factum sur la contingence ») ⁤et expérimentation romanesque ⁢(entre autres singularités, on peut noter le choix du ​journal intime, l’illusion d’une narration ​simultanée, la technique⁣ du « collage », l’influence⁤ du roman policier par​ la mise en place ‍d’un « suspense »⁣ métaphysique…). Les pages⁢ consacrées aux romans‍ de Virginia Woolf, ​dans lesquelles Sartre « ne peut s’empêcher de laisser paraître sa complicité avec elle » ‍(p. 1220),⁢ selon les ‌mots d’Annie Cohen Solal, apparaissent⁢ de manière‌ frappante comme un écho implicite ‍et ​lucide des ‍intentions‍ poursuivies par l’écriture ⁢de La Nausée, de ses ambitions, de ses apories ⁤aussi – voire comme une espèce ⁣d’autoportrait à ⁤peine‌ détourné. Ainsi,​ l’auteur remarque : « Il y ‌a chez Virginia Woolf un grand désir de totalité. Elle⁤ ne saurait ⁢fixer tranquillement ce qu’elle voit en ce moment, parce que, derrière, l’univers tout⁢ entier existe, l’univers qu’elle ne voit pas mais qu’elle ‌veut embrasser tout entier. » (p. 108) Et on note, quelques pages⁣ plus ​loin, ces formules qui rappellent au lecteur certaines des pages les plus célèbres de La⁢ Nausée sur la révélation ⁤de⁢ la contingence à Roquentin (le galet, la racine du​ marronnier…) :

Elle s’oriente vers une attitude ⁣bien ⁢différente de celle de l’artiste. Elle s’abandonne au monde extérieur⁤ dans une espèce d’intuition qui le lui livre tel qu’il est, avec ses ⁢changements et sa permanence, avec son inextricable confusion. Elle le laisse peser sur elle, ⁤la⁤ dominer, l’écraser… ⁤Il résultera de cet écrasement‌ l’impression forte et⁢ tragique d’être perdu dans un univers sombre. (p. 111)

26De⁤ fait, les conférences sont un laboratoire de l’art romanesque sartrien, une tentative pour l’auteur de confronter sa pratique d’écriture⁤ personnelle, et en cours, avec les expérimentations​ les plus récentes du genre. Comme toujours⁢ chez ⁢Sartre,⁤ on ​remarque⁤ que⁣ cette tentative relève d’une ambition totalisatrice, d’une ampleur si démesurée‍ qu’elle dépasse à l’évidence, ‌et ⁤de loin, ⁤le cadre étroit du public des « bourgeois du Havre ». Au point que le manuscrit des dernières pages, ⁤consacré à Dos‌ Passos, « moins lisible et beaucoup moins abouti que ceux des périodes précédentes (il s’agit véritablement de notes, sans⁤ aucun passage véritablement ⁤rédigé), suggère⁤ un Sartre débordé par la matière dont il traite en cet hiver⁢ 1932-1933 » (p. 149), comme⁣ l’observe Julien Piat.

27Enfin, impossible de lire ces conférences sans ⁤se souvenir ⁤de l’importance singulière du‌ genre romanesque dans l’ensemble ‍de l’œuvre sartrienne21 : place ⁢paradoxale, au statut peut-être douloureux pour‍ le‌ romancier ‌lui-même (à ‌Beauvoir, quarante-deux ans ​après ‌Le Havre, il présente ce ⁣bilan‍ abrupt : « Le roman, c’est raté » (Beauvoir, 1981, p. après, Sartre évoque⁤ l’influence ⁢de la philosophie sur sa littérature.‌ Il affirme ⁣qu’il y a une hiérarchie entre les deux disciplines,‌ la philosophie étant en second et la littérature‍ en premier. Cependant, il reconnaît ⁣également que les deux ⁤disciplines s’interpénètrent et que ses⁤ premiers ⁣écrits sont marqués par des ‍idées philosophiques.

Dans son roman “Er l’Arménien”, Sartre ​s’inspire⁣ du⁢ Livre X de “La République” de Platon. Il écrit des ouvrages qui bénéficient de ses connaissances philosophiques, mais ⁤qui sont ⁤avant ‍tout des œuvres littéraires avec⁤ des personnages et⁢ une narration ⁤à l’antique.

Ces inédits de jeunesse⁢ complètent ⁢la représentation⁤ que Sartre a donnée de ses années de formation. Bien qu’il⁣ ait expliqué ‍pourquoi‌ il est devenu écrivain, il n’a ​jamais répondu‍ à la question de pourquoi il a écrit ce qu’il a écrit.‍ Simone de Beauvoir souligne également cette lacune et ‌appelle à‌ combler cette question.

Les “Conférences du ⁤Havre sur le roman”, découvertes après la mort
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Comment les conférences du Havre sur le roman ​permettent-elles de mieux comprendre ‌la⁣ relation entre⁤ la littérature et la philosophie chez Sartre ?‌

⁤Littérature moderne, mettant⁤ en avant les écrivains les plus importants de l’époque tels que Joyce, Proust, Gide, etc.⁣ Il présente également⁤ les​ différents courants littéraires et philosophiques qui influencent leur travail.

17Les conférences se concentrent ensuite sur l’aspect technique du roman, en analysant notamment‍ la structure narrative, la⁤ construction des personnages, les différents points de vue narratifs, ‌etc. Sartre aborde également la question de l’engagement de l’écrivain dans son œuvre et dans la société.

18Ces⁢ conférences permettent ​de mieux ⁤comprendre ‍la genèse⁣ de l’œuvre littéraire de​ Sartre, en ⁣dévoilant ⁤ses influences et ses ⁣réflexions sur l’écriture romanesque. Elles montrent également son ‌intérêt⁣ pour la ‌littérature expérimentale et moderne, ainsi que son⁣ désir d’innover dans sa ‍propre écriture.

19Enfin, ces conférences témoignent de la ‌volonté de Sartre de partager ses connaissances et ses analyses‌ avec un public plus large, en dehors des cercles académiques.‌ Elles montrent son engagement en tant qu’intellectuel engagé, prêt à s’adresser à tous, y compris aux bourgeois du‌ Havre qui​ ne connaissaient pas encore les écrivains modernes.

20En conclusion, ces conférences du Havre ‌sur le ⁣roman permettent d’approfondir notre connaissance de Sartre en tant qu’écrivain⁤ et de mieux comprendre les origines‌ de son œuvre littéraire. Elles offrent également un éclairage⁢ précieux sur la relation entre la ​littérature et la philosophie chez Sartre, ​ainsi que sur son engagement en tant qu’intellectuel.

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